… DE LA LIBERTÉ À LA CONTRAINTE MAITRISÉE

De la pelure d’orange … dessin sans outils ? Ou quand la pelure remplace l’encre -Dissemblance ? Image ou dessin ? hiatus ?,

Pelure d’orange, image d’introduction, visuel pour Passerelles, Centre culturel Montreuil-sur-mer, 1999

 

Denis Toulet, dit Louis-Laurent Leis – Graphiste–plasticien

Du dessin au design graphique

Le design graphique, qui associe dans son appellation même dessin et écriture, procède du dessin en tant qu’activité plastique : Le graphiste compose des textes avec des images, les confronte, dessine des écritures, produit des signes ; alors que le dessinateur, autre producteur de signes, donne forme à ce qu’il voit ou imagine par un tracé propre, une écriture particulière de son dessin ; en cela, comme le dit Paul Klee, « écrire et dessiner sont identiques en leur fond ».

Mais le design graphique ne se réduit pas à la notion d’écriture, même au sens large d’un agencement particulier des signes sur un support.

Pas plus que le dessin ne se définit par les mêmes problématiques que celles du design graphique. Nous saisissons, certes, la différence entre le dessin et le design graphique, sans bien connaître les spécificités du second comparé aux investigations du premier. Il est vrai, qu’historiquement, le design graphique se conçoit comme une solution appliquée du dessin, et qu’il hérite, à ce titre, de ses procédés. Dans l’art optique de l’époque moderne, surtout entre le XVe et le XVIIe siècle, le dessin — pratiqué, en règle générale, comme étude préparatoire au tableau — ne se limite pas, pour autant, à une représentation exacte du réel : au modello — modèle graphique de la peinture, imitation virtuose du monde visible ou figuration académique d’un motif littéraire — préexiste le pensiero, qu’il ne faut pas confondre avec le croquis sur nature, mais comprendre plutôt comme une notation graphique de l’idée — au tracé ouvert, cursif, émotionnel plus de l’ordre du processus mental que de l’expérience optique.

Le design graphique s’apparente manifestement à l’art du pensiero, en tant que notation de l’idée, mise en forme de contenus conceptuels ; il résulte pareillement d’un cheminement mental et, au-delà, confine au concetto, à cet exercice poétique de la formulation condensée d’une pensée essentielle, si appréciée dans la littérature du XVIe et XVIIIe siècle.
 

Le design graphique est l’art du – concetto visuel-. Mais, il procède, plus encore, du dessin contemporain, qui a accentué l’autonomie du signe par rapport au visible. Il est, en particulier, redevable à Paul Klee, qui conçoit le dessin comme un essai constructif ; une architecture de signes qui se déploie à la fois sur la surface du support et dans la durée, du point à la ligne et la ligne à la forme ; une sténographie des mouvements fondamentaux de la nature et de l’œuvre, en tant qu’expérience sensible et spirituelle. Le design graphique doit à Paul Klee cette attention aux petites choses, à la beauté plastique du signifiant, à la condensation du sens dans le moindre point, dans le trait le plus tendu, la figure la plus dépouillée. Il s’alimente aussi aux travaux de Johannes Itten, qui démonte les mécanismes logiques du dessin, pour construire une grammaire raffinée des signes. Le design graphique en tant que tel, celui que nous connaissons, est inventé au premier tiers du XXe siècle.

Art plastique au sens expérimental du terme, il investit le dessin, la peinture, la photographie, le design d’objet, la sculpture et l’architecture, chez les suprématistes et les constructivistes russes, dont Malevitch, Tatline, Rodtchenko ou El Lissitzky ; chez les artistes du groupe néerlandais De Stijl avec Mondrian et Rietveld ; et, naturellement, au Bauhaus avec Klee et Itten, mais aussi Kandinsky, Albers, Moholy-Nagy et Bayer. Issu d’une matrice commune avec le dessin et les autres arts plastiques, le design graphique s’en différencie, pourtant, par ses fonctions et ses référents.

Le travail du graphiste, c’est, au fond, de rendre visible quelque chose d’invisible, rendre matériel quelque chose d’immatériel : donner substance, donner chair à une idée pour l’extérioriser, l’abstraire du virtuel pour la restituer au réel, à la catégorie des choses. Mais là où le design graphique se sépare fonctionnellement du dessin, c’est que la mise en forme de l’idée s’effectue dans un ensemble de contraintes externes diversifiées, d’ordre socio-économique, commercial, culturel, voire anthropologique.

Concevoir l’identité visuelle d’un territoire d’une entreprise ou d’une institution, par exemple, comme une commune ou un musée, suppose de bien connaître l’esprit du lieu, sa fonction, l’activité et les besoins des acteurs qui le font vivre, sa notoriété actuelle, la notoriété souhaitée avec la somme des non-dits qu’elle contient, la relation au public avec ses nécessités commerciales, mais aussi sa dimension culturelle ; bref, de dégager d’un complexe de données explicites ou implicites, une idée essentielle sur l’identité de l’institution, qui en résume bien le défini et le non-défini, – ce qu’on appelle le concept en termes de métier – et, au-delà de cette conceptualisation, parvenir à sa visualisation, donc au stade ultime de l’évidence, mais d’une évidence pas trop réductrice, qui laisse à son spectateur une liberté d’interprétation et d’appropriation de la production graphique.

Il s’ensuit, et c’est là une différence essentielle avec le dessin quant au référent, que le graphiste est tenu de concevoir – en intégrant toutes les contraintes externes et les exigences internes de son travail – une production perçue du public, c’est-à-dire comprise et assimilée par lui.

En cela, si le dessin en tant qu’art est régi par ses propres lois, si le dessinateur agit en fonction d’exigences internes, d’une logique autonome, le design graphique, au contraire, est essentiellement régi par des lois externes, notamment celles du marché ; il s’inscrit dans un usage social et se conçoit, avant tout, – au-delà des exigences qualitatives du graphiste – en fonction d’autrui, pour le regard de l’autre. De ce point de vue, le design graphique est peut-être plus proche de la publicité que du dessin ; néanmoins, il s’en différencie également, car ses contraintes externes ne sont pas uniquement mercatiques, mais majoritairement culturelles, et la possibilité d’expérimentation plastique y est beaucoup plus développée que dans la production publicitaire.

En somme, à la différence de la publicité qui est une pratique principalement commerciale, mercantile, et du dessin contemporain qui se conçoit comme une pratique artistique autonome, le design graphique se définit davantage comme un art appliqué d’utilité publique.

En cela, s’appuyant sur le substrat expérimental du dessin, et une capacité d’investigation plus large du matériau social, le design graphique recouvre un champ infiniment plus étendu que celui de la publicité, à un point tel que s’esquisse, actuellement, un double mouvement d’absorption et de résorption de la publicité dans le design graphique. Pour cette raison, ce qui pourrait apparaître au graphiste comme une limite à l’expérimentation artistique – à savoir la nécessité de produire en fonction d’autrui, d’être sanctionné par le regard public – s’avère, en réalité, être une chance ; : il faut se méfier du graphisme refermé sur lui-même, – qui consiste à faire plaisir, et à fuir les nécessités sociales – tout comme il faut se garder de la production facile, complaisante, par laquelle on flatte un client par un travail fait à l’économie. Car ces deux excès ne génèrent qu’un mauvais graphisme, le plus souvent une surcharge inflationniste de signes et d’informations visuelles, dénuée de tout fondement, et vide de toute signification.

Cette chance de donner forme en fonction du regard de l’autre, c’est la chance d’accéder à cet autre que soi-même, à une autre logique, à un autre désir, au différent ; et de cette différence naît le sens. – Le nœud du problème est là. — L’enjeu, du métier de graphiste n’est pas de savoir produire des formes ¶ ce que tout le monde peut faire avec un crayon ou un ordinateur et un petit apprentissage ¶ mais bel et bien de produire du sens, en tant que somme de significations internes à l’œuvre graphique, restituée dans un usage social par un acte d’intelligence politique.

1. F.Legendre / Epictetus – Denis Toulet ©1998